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RENOUVEAU

Un incendie a récemment totalement détruit l’atelier et le four à bois de David Louveau. La céramique de David Louveau relevait jusque-là d’un esprit tellurique, d’une force de façonnement de la terre et des émaux qui offrait le spectacle d’une nature saisie dans sa puissance de parution, d’émergence souterraine dont l’origine terrienne semblait délicatement ramassée dans la présence apaisée d’un bol, d’une coupe, d’un vase, traversés de nuances bleutées et maritimes. Les éclats de la surface émaillée couvraient toute chose d’une douceur harmonieuse, et ouvraient aux horizons des origines outre-mer de l’artiste, de la Guadeloupe à la Nouvelle-Calédonie, mais aussi aux paysages enneigés du Canada où il est allé poursuivre sa formation de potier auprès de son maître Kinya Ishikawa. Comme un manteau de sérénité givrée, un univers pacifié, après le tumulte génétique des matériaux, et des éléments soumis à la mutation créative. Ce fut un désastre matériel et humain, la stupéfaction d’une désolation, là où homme avait su construire son havre de paix, retiré dans la campagne suédoise, dans l’une de ces maisons au bardage rouge qui font tant rêver les touristes, tournée vers un petit lac au ponton rêveur, et qui suppose des conditions de vie parfois rudes et rustiques. Le réveil au très petit matin, l’inauguration par le thé bienfaiteur, que David Louveau déguste en maître, et le travail inlassablement reconduit selon cette passion qui l’a mené depuis le Canada à ce domicile d’élection où il vit aux côtés de Anna Johansson, autre artiste qui fait revivre la pratique ancestrale du tissage, née tout près de là, et d’où proviennent la plupart des techniques des métiers à tisser usitées dans le reste du monde. Cet incendie aurait pu être fatal, quand l’artiste a découvert, transformé en champ de ruine, le paysage de ses jours de travail toujours reconduit et de passion toujours relancée, dans le souci de chercher et de faire mieux encore. Et pourtant cette déflagration intérieure qui aurait pu l’anéantir a été éteinte par le défournement de ce que le feu n’avait pas atteint : l’émerveillement en découvrant les pièces intactes, et dont la réussite lui a laissé entendre l’aboutissement d’une longue période de compagnonnage avec le travail du grès. Dans cet éblouissement inespéré, il a trouvé, avec une incroyable détermination psychologique et morale, l’énergie de convertir l’épreuve qui aurait pu être démantelante en l’occasion d’un renouveau doucement apparu. Il a perçu dans cet instant de grâce et de salut l’incitation à revenir aux traces de sa formation initiale, l’occasion propice d’une conversion et d’un retour à ses amours céramiques originelles. Il a fait de cette aberration de périmètre calciné la page vierge d’une nouvelle époque de son travail, le début d’une « seconde navigation » comme l’écrivait Platon, d’un départ autrement défini à partir de la « table rase » dont parlait Descartes, quand on recommence tout, après avoir éliminé tout ce qui pouvait ébranler la véracité des raisonnements, des croyances et des opinions. Repartir de zéro pour aller vers quelque chose qui pouvait émerger dans une véracité libérée, y ancrer sa vie nouvelle, en meilleur accord avec l’intériorité réaccordée, selon ce soi dont il cherche la plus grande proximité, au travers de ses œuvres et de leurs différentes époques. Alors qu’il avait trouvé dans le grès son matériau de prédilection, qu’il pouvait manipuler avec l’aisance d’années d’expérience et d’art maîtrisé, il a pris conscience de sa moindre sensorialité relativement à ce que faisait naître en lui le travail de la porcelaine dans cette pratique particulière de la porcelaine blanche japonaise, le Hakuji, argile de pierre blanche de qualité supérieure, découverte il y a bien longtemps dans la montagne d’Izumi par le potier corréen Sampei, et dont il avait fait le patient apprentissage auprès de son maître Kinya Ishikawa, au Canada. Dans cette porcelaine d’une blancheur presque immaculée, dénuée de motifs et de soupçons de couleurs étrangères, il a trouvé l’occasion d’une renaissance, d’un retour à soi, à ce qu’il nomme sa part de féminité, le goût de la douceur, de la sensualité qui est celle d’une sensorialité écoutée, d’émotions blanchies de pureté et de libre expression, d’un érotisme qui est celui de la matière délicatement mise en forme. Une virginité de matériau pour un espace de création rendu à sa vertu originelle, à la virginité d’une innocence esthétique, qui n’est pas l’absence de savoir artistique. Ce changement de cap, ce virage de sa production, ce sont peut-être les chances d’un sort plus favorable, plus conforme aux aspirations les plus fortes de David Louveau, celles qu’il lui fallait peut-être atteindre par le biais de ce que Henri Thomas nomme si justement « un détour par la vie », dans son roman éponyme : une longue marche, une battue à travers les espaces et les temps d’un long parcours pour s’échouer au bord d’une mer bretonne, et découvrir dans l’écume ourlée à ses pieds cette orange marine à la saveur iodée, qui porte tous les éléments du monde et lui offre l’invention de sa vie : l’idée qui le tire d’entre les morts, les morts-vivants entend-il par-là, ceux qui vivent tous leurs jours sans savoir vraiment ce qu’ils font ni pourquoi. Il a découvert dans cette petite nature gorgée de vie ancestrale, le symbole de ce qui nous unit au monde si nous le voulons, comme David Louveau est en train de renouer avec son univers le plus profond et sincère : celui de cette pureté de la porcelaine blanche, dont la nudité apparente, le dépouillement essentiel, livre la part de silence qui peut faire entendre les notes les plus hautes de la vie dans ce qu’elle a de bienfaisant et de sacré quand on sait la respecter. Et parce que David Louveau tient les prémices de son art de maîtres japonais et coréens, il est frappant de rapprocher le proverbe que lui a confié un ami coréen : « après l’incendie vient la fortune », de ce roman magistral, récemment publié, de Akira Mizubayashi, Suite inoubliable, des Éditions Gallimard, où les horreurs de la guerre au Japon n’ont pu entraver la transmission de déclarations de sentiments, de fidélité, de découvertes de liens de filiation, parce que tout passait par le prisme de l’amour pur de la musique de grand art, des notes qu’elle élève vers une région éthérée, au-dessus des nuages qui assombrissent le monde brouillé des hommes et de leur histoire obscure. Un peu de blancheur pour vivre mieux, selon cette pureté que l’art de la céramique sait confier au regard et à la sensibilité. Cela, David Louveau sait le faire, et dans cette seconde vie de son art, on peut s’attendre à l’éprouver encore plus fortement. Après le volcanique, une certaine violence du travail du grès, l’heure est peut-être venue, tragiquement éprouvée, mais surmontée d’un éblouissement annonciateur, de l’effacement vers la sensorialité de la blancheur et vers l’émotivité pleinement libérée, celle qui sauve.

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